Nous vivons un temps de désespérance qui impose des visions d’apocalypse. Ces visions ont toujours existé lors des grands changements, des périodes de violence, qui ont toujours été surmontées. Nous allons voir à quel point l’Humanité vient de loin et a, malgré tout, su évoluer.
Au fil du temps l’Humanité a connu moult péripéties, plus dures, plus âpres, les unes que les autres. Chacun de ces épisodes a généré son lot de souffrances et de désespérances. Ce que nous vivons tous ne devrait en soi n’avoir donc rien d’extraordinaire. Néanmoins il y a tout-de-même des différences fondamentales. Tout d’abord, c’est la première fois qu’il y a péril pour l’humanité toute entière. Dans chaque période douloureuse précédente, ce n’était qu’un épiphénomène localisé et momentané. Aussi atroce puisse-t-il être, il n’avait lieu que là, ailleurs on était tranquilles. Et en tout état de cause même s’il produisait des massacres dans une population donnée, ça ne menaçait pas l’humanité, ce n’était toujours que localisé, parfois à grande échelle, mais sur un seul continent, dans un pays, sur un territoire. Même la peste, qui a sévi plusieurs siècles et tué la moitié de la population avec des circonstances épouvantables, nécessitant la ségrégation des individus touchés dans des mouroirs pour protéger la communauté. La peste est encore aujourd’hui l’horreur ultime dans l’imaginaire collectif, il n’en reste pas moins qu’elle n’a jamais menacé l’humanité, parce qu’elle ne sévissait pas partout en même temps. C’était une vague, qui se déplaçait, certaines régions l’ont vécue plusieurs fois. Et des gens étaient immunisés. Ces deux paramètres excluaient l’extinction. Dans tous ces épisodes historiques, pandémies, guerres, cataclysmes, on pouvait soit combattre, soit fuir, les deux sont un moyen de participer à la résolution du problème. Le combat direct, que ce soit contre un ennemi physique ou naturel ou une maladie, consiste à mettre sa vie en péril pour le bien de l’ensemble. La fuite consiste à sacrifier son lieu de vie, à compromettre, renoncer à ce qui fait notre vie, pour laisser le temps aux éléments de se calmer et ensuite être disponible pour la reconstruction. Les deux nécessitent du courage, combattre comme renoncer à tout ce qui fait notre vie, notre environnement, les deux nécessitent du courage. La couardise, c’est de rester et de subir passivement, permettant ainsi à la crise de se propager.
Aujourd’hui, il n’y a plus de possibilité de fuite, tout le monde est concerné, partout. Et pas seulement les humains, ce sont les conditions nécessaires pour la vie telle que nous la connaissons qui sont menacées. Et comme toute chose ne se suffisant manifestement pas à elle-même, l’Humanité ajoute des éléments géopolitiques et géostratégiques cruciaux dépendant des diverses cultures. Ce qui est paradoxal dans le progrès, c’est qu’en raccourcissant les distances, en rapprochant les peuples, il a mis en confrontation les cultures et compromis les intérêts des nations. Tant que les distances étaient trop grandes pour être franchies facilement, les autres cultures étaient une curiosité. Chacune existait chez elle et ne pouvait donc pas constituer de menace pour les autres. Une culture, c’est une population et des intérêts spécifiques qui la caractérisent et ne correspondent pas à ceux d’une autre culture. Dans un monde où les distances se sont tellement raccourcies que chaque culture est cernée par les autres, où les moins favorisés sont en pleine émergence, marchant sur les plates-bandes de ceux qui sont installés, ne peuvent émerger que des tensions débouchant éventuellement sur des conflits. Le Sud contre le Nord, l’Occident contre les BRICS, les musulmans contre les chrétiens, les africains de l’Ouest qui sont avec les occidentaux, versus les africains de l’Est qui sont plutôt avec les chinois. Les sudaméricains dont les grands pays développés sont occidentalisés, les autres sont avec les BRICS. Les droitsdelhommistes contre les totalitaristes, les humanistes contre les religieux, les industriels contre les naturels. Etc., etc.. Les tensions sont désormais partout à tout propos : décolonisation, émergence économique, partage de la ressource, pauvreté/pollution/réchauffement, subis par les uns par la faute des autres, les causes de conflit sont innombrables.
Tout ceci fait que l’Humanité rencontre une quantité de murs si considérables et si nombreux que la désespérance atteint la population dans toutes ses couches. Suscitant de la négation autant que de la panique, des besoins autant que de la protection des acquis. Mais l’Histoire de l’Humanité n’est qu’une longue suite de dépassements d’horizons indépassables. Si jamais elle n’a rencontré autant de murs, jamais elle n’a bénéficié d’autant de réponses possibles à chacun d’eux, que ce soit sociologiquement, philosophiquement, scientifiquement, technologiquement. Par le passé chaque mur rencontré était unique et plus simple qu’aujourd’hui, mais les moyens beaucoup plus limités. Ce n’est qu’une question qu’elle souffle sur la brume qui masque le boulevard qui s’ouvre devant elle, louvoyant entre les murs, et des outils pour les briser, en prenant conscience de ces possibles à sa disposition pour qu’elle franchisse l’étape et s’envole vers une nouvelle civilisation. Là encore c’est aujourd’hui paradoxal, mais la complexité de cette problématique sera à terme la source de l’ultime rassemblement de l’Humanité, face à une cause commune, comme on a vu qu’elle a su le faire pour les HFC qui détruisaient la couche d’ozone ou le Covid, qui menaçaient sa pérennité. Les possibles sont là, à portée de main, il s’agit juste d’une question de prise de conscience, qui se fera, bien évidemment.
Nous passons le point qui marque le changement de civilisation. Nous ne sommes pas à la fin des temps, juste la fin d’un temps, pas la fin du monde, juste la fin d’un monde, nous ne sommes qu’à la fin de la préhistoire de la civilisation comme Néandertal fut la fin de la Préhistoire de l’Humanité. L’Humanité a enfin acquis la connaissance nécessaire pour se soustraire à la contrainte de la ressource, elle est désormais capable de la multiplier par divers moyens, ce dont elle n’a pas encore conscience, ces éléments étant encore si peu perceptibles qu’il faut une loupe, quand ce n’est pas un microscope, pour les observer. Nous avons toutefois vécu la première économie avec la pré-civilisation : chasseurs-cueilleurs, durant des millions d’années. Seconde économie, agraire, durant des milliers d’années. Puis la première civilisation, avec l’écriture, la roue, la justice, la géopolitique, les échanges économiques. La troisième économie avec la révolution industrielle, la communication, qui nous a apporté une accélération phénoménale du développement humain. Et là nous entrons dans la quatrième économie, amenant la seconde civilisation, avec la maîtrise de la ressource, l’ère de l’humain, l’interaction dynamique. La 5e économie arrivera au siècle prochain, avec la fin du travail, l’automatisation totale, la virtualisation, le rôle de l’humain dévolu à son propre développement, les besoins étant répondus de manière systémique.
En des temps immémoriaux, après des millions d’années d’évolution amenant la disparition de l’ancêtre Néandertal laissant la place à Homo Sapiens, l’Humanité n’en n’était qu’à son balbutiement. Les outils pour se défendre et se nourrir se limitaient à des cailloux et des bâtons. C’était le temps de la pré-civilisation, la première économie des chasseurs-cueilleurs. Une vie rude, simple et fruste.
Des centaines de milliers d’années de ce mode de vie, offrant une espérance de vie très limitée et un confort spartiate, suscitent le besoin d’évoluer. Au gré de ses découvertes, comme la maîtrise du feu, qui lui permis de de devenir intelligent, l’Humain a progressé, apprenant à cultiver et faire de l’élevage pour se nourrir. Ce qui réduisait son exposition aux aléas climatiques et lui évitait de devoir se déplacer pour suivre ce qu’il lui fallait pour survivre. Cette sédentarisation, favorable au développement de la spiritualité, l’époque des totems, de la vénération et la contemplation, induisent la libération de l’esprit pour la réflexion. Le nomadisme impliquait des déplacements constants pour se nourrir et survivre, la sédentarisation fait que l’hiver est un temps de repos, propice à la pensée, stimulant la curiosité, propulsant plus rapidement l’avenir. Ce qui l’a amené à la seconde économie du Neolithique, le temps de l’agriculture.
Ce développement de l’esprit humain, cette capacité améliorée de survivre, grâce à une élévation de la qualité de vie. Une nourriture plus abondante, plus régulière, la capacité d’imaginer des techniques de plus en plus complexes, engendre la première civilisation. C’est la fin de la pré-civilisation, apparaissent la maîtrise du langage, la justice, la politique, les sciences, les religions. Du village de huttes on passe à la ville, avec ses rues, ses échanges économiques structurés, les guerres de conquête. Puis l’Antiquité, l’invention de la roue et les véhicules, l’architecture. Le Moyen-Âge.
Ce développement amène la troisième économie, avec la révolution industrielle. L’énergie, les transports, la diffusion de la connaissance, les sciences et techniques se complexifient, engendrant une telle croissance que le développement humain est plus fort en quelques décennies au 20e siècle qu’auparavant sur toute la durée de l’épopée, depuis l’apparition du premier hominien sur Terre. Jusque dans les premières décennies du 20e siècle, l’espérance de vie était encore limitée, en moyenne de 35 ans, la mortalité infantile étant énorme, il fallait faire une ribambelle d’enfants pour espérer en voir deux parvenir à l’âge adulte dans un état suffisamment satisfaisant pour se reproduire. C’est la médecine moderne et la pharmacologie chimique avec les antibiotiques et les vaccins qui permettront enfin l’essor qui garanti la pérennité de l’Humanité.
La contrainte que subit l’Humanité aujourd’hui, combinée à la formidable connaissance acquise grâce à la fantastique croissance de deux siècles de révolution industrielle amènent à la quatrième économie qui ouvre sur une nouvelle civilisation : la civilisation de la maîtrise de la ressource. L’Humanité a acquis la capacité de substituer la ressource naturelle à la ressource issue de la connaissance et également à contrôler sa prégnance sur l’environnement. Dans le modèle économique linéaire du 20e siècle, l’utilisation de la ressource consiste à extraire, utiliser, puis jeter. La production d’énergie est limitée à prendre du charbon, du bois, du gaz, du pétrole et le brûler pour en récupérer la chaleur. Dans la seconde moitié est apparu le nucléaire, plus technologique, plus puissant, plus écologique, mais toujours peu efficace. Pour faire fonctionner les usines sur lesquelles repose la croissance, la technologie ne permettant pas d’y surseoir, il faut faire appel à la force humaine, c’est la société du travail. Le modèle économique du 21e siècle, lui, repose sur la régénération de l’environnement, le rétablissement de la biodiversité et la production de ressource issue du recyclage, de l’espace, de la synthèse, c’est une nouvelle ère où le travail est soulagé par la machine et l’Humain évolué, éduqué, libéré de sa contrainte, peut commencer à se préoccuper de lui-même, avancer vers une plus grande responsabilité. Il s’envole vers l’espace, se prépare à coloniser le cosmos pour aller chercher ce dont il a besoin ailleurs. Il guérit de plus en plus de maladies de plus en plus complexes. L’intelligence artificielle amplifie exponentiellement l’intelligence collective. Les découvertes vont de plus en plus vite. D’avancées qui prenaient des années au début du 20e siècle, parfois une vie entière, le 21e passe à des centaines de découvertes plus fantastiques les unes que les autres, à tout moment, chaque jour.
La formidable puissance acquise par l’Humanité fera que le 21e siècle résoudra les ravages de la révolution industrielle. Contrainte à se rassembler et s’entendre, le énième dépassement d’horizon indépassable, comme tant de peuples irréconciliables parce qu’incompatibles sont déjà parvenus à s’associer par le passé en raison d’un besoin commun. Elle fera que ceux qui fêteront Noël 2100 connaîtront un monde où le paysage aura changé, en raison des décennies perdues de la première moitié du siècle, mais dépollué, avec un environnement largement restauré et un réchauffement inversé. Non pas avec +X°, comme elle l’envisage encore aujourd’hui, inconsciente de l’impossibilité de s’adapter même dans des proportions limitées, mais avec -1°. Elle sera installée dans le système solaire, s’envolant vers l’Univers grâce à l’accélération exponentielle de la connaissance qui fait que les sciences et technologies qui prévaudront à ce moment-là nous sont aussi concevables que l’ordinateur pour Néandertal.
Néandertal a laissé place à Homo Sapiens Sapiens, devenu Sapiens Urbanis, puis Sapiens Numericus. Nous ne sommes que la fin de la Préhistoire de la civilisation, c’est maintenant que l’aventure humaine va commencer avec sa première civilisation complexe, nous sommes ce que Néandertal était pour Homo Sapiens et nous entrons dans le noocène, l’ère de l’intelligence et de la pleine conscience. Si des décennies les plus épouvantables de l’Histoire nous attendent, après la tempête viendra le beau temps, offrant un avenir absolument vertigineux à nos suivants, libérés du travail, de la maladie, qui vivront longtemps, sans frontières et c’est pour cet avenir pas si lointain qu’il nous faudra trouver la force nécessaire pour disposer de la résilience nécessaire pour traverser ce qui nous attend, ce ne sera pas facile et douloureux, mais avec l’idée de l’exacerbation de l’Humain en arrière-plan, c’est elle qui doit guider notre volonté…
Magnifique texte
Cher Thierry,
Oui, l’anthropologie sert de guide avec comme boussole l’économie circulaire du Doughnut de l’économiste Kate Raworth, professeure d’Oxford.
Cordialement, Geoffroy
Bonjour Geoffroy,
Merci pour ce commentaire pertinent. Je dirai que tout dépend de comment on exprime ce Donut et comment on l’interprète. Si on le dessine avec une frontière extérieure nette, alors il est erroné. Parce que rester dans les limites planétaires induit deux choses : la première c’est renoncer à la frénésie de fin de cycle du 20e siècle qui a fait qu’on a tout accéléré entraînant des conséquences ravageuses systémiques. D’apaiser la société industrielle fera qu’un certain nombre de limites planétaires se dégonfleront. La seconde, c’est que grâce à la connaissance les limites planétaires nous allons les porter plus loin, briser le mythe de la planète et la ressource finie. En réalité, dans l’avenir non seulement nous ne manquerons jamais de ressource, mais nous en aurons exponentiellement de plus en plus, ce ne sont que les ressources du 20e siècle qui s’épuisent, issues de la nature pour la plupart et traitées selon l’économie linéaire. Avec la connaissance, les choses changent radicalement. Et donc il faut dessiner ce Donut avec une frontière extérieure floue, parce qu’au 21e siècle les limites planétaires se situeront de plus en plus là où l’Humanité les placera.