« Tout ce qui est contraire à la Nature est contraire à la Raison. » Spinoza
J’ai décidé de mettre en accès libre mon mémoire de master 2 réalisé en 2007-2008 à la Sorbonne sous la direction de Jean-Michel Besnier. Il s’agit de mes premières réflexions sur la question écologique, où l’on trouve en germe les grandes intuitions qui devaient m’amener 10 ans plus tard à théoriser la ligne constructive, puis l’écologie évolutionnaire. A l’époque, l’inconscience écologique régnait encore en maître dans la société. Certes, le documentaire d’Al Gore, Une vérité qui dérange, avait permis une première percée en matière de prise de conscience du problème par les masses. Et en France, Nicolas Hulot s’était battu pour imposer l’écologie dans les débats des Présidentielles. Mais le sujet restait lointain, et dans son Pacte Écologique publié en novembre 2006, Hulot déclarait que le silence des intellectuels sur ces questions le laissait pantois. J’avais donc décidé de répondre à l’appel en entamant un travail de recherche sur les écotechnologies en philosophie de la technique.
J’avais passé auparavant plusieurs années à lire Heidegger et d’autres auteurs qui nourrissent l’hypothèse d’une autonomie de la technique, théorie selon laquelle le développement technique échappe au contrôle de l’homme et est inarrêtable. Selon ces penseurs, tout ce qui peut être fait se fera, indépendamment de la morale, et rien ni personne ne pourra l’en empêcher. Mais en lisant Feenberg, j’avais pris conscience que la technologie n’était pas ce monstre froid incontrôlable, mais était plutôt le fruit d’une culture, qu’elle était traversée par les valeurs sociales, que des flops technologiques étaient possibles…
« Une grande variété de groupes sociaux interviennent à un degré ou à un autre comme acteurs dans le développement technologique: les entrepreneurs, les techniciens, les clients, les dirigeants politiques, les fonctionnaires. Ils interfèrent dans le processus de conception technique en exerçant leur influence, en offrant des ressources ou en les refusant, en assignant des objectifs aux nouveaux dispositifs, en les intégrant dans les dispositifs techniques existants, etc. Les intérêts et la vision du monde des acteurs s’expriment dans les techniques à la conception desquelles ils participent. »
« Ces vingt dernières années, le mouvement écologiste a été profondément et très concrètement impliqué dans les problèmes de la technique. Le monde technologique dans lequel nous vivrons dans les années qui viennent sera en grande partie le produit de l’action publique. »
Andrew Feenberg, (Re)penser la technique
Je commençais à envisager l’idée que l’évolution technique se faisait en interaction avec l’évolution culturelle. Pour preuve : la théorie de l’autonomie de la technique ne permettait pas d’expliquer l’avènement des écotechnologies, qui étaient un tournant non-prévu sur la trajectoire du progrès technique, motivé par l’émergence de nouvelles valeurs sociales écologiques. J’en concevais qu’un changement d’essence de la technique était en cours. Nous assistions à une réharmonisation transversale de toute notre infrastructure civilisationnelle avec l’écosystème planétaire. Une idée se frayait un chemin dans mon esprit: l’évolution de la technique suivait l’évolution de la conscience, les technologies reflétant le stade de connaissance atteint par l’homme au cours de son histoire. L’essence de la technique évoluait donc dans le temps suivant l’évolution des valeurs sociales et de la vision du monde (Weltanschauung). Nous avions eu des technologies traditionnelles, nous avions des technologies modernes, nous aurions un stade technologique postmoderne, avec de nouveaux matériaux, de nouveaux procédés de confection, de nouvelles sources d’énergie, de nouvelles connaissances, de nouveaux usages et découvertes… Les technologies produites par un homme se considérant comme extérieur à la nature ne seraient pas les mêmes que celles d’un homme conscient de l’interdépendance fondamentale et se concevant comme immanent au champ. Aussi la trajectoire du développement technique n’était-elle pas seulement déterminée par la logique endogène du progrès techno-scientifique, mais dépendait d’une multitude de facteurs humains : des facteurs culturels, sociaux, spirituels, politiques, financiers et économiques.
1. Comment les écotechnologies invalident la théorie de l’autonomie de la technique
Je le comprends mieux aujourd’hui encore: une technologie n’est pas seulement un phénomène purement technicien mais un phénomène total, une cristallisation objective émanée du corps social dans son ensemble. Le découpage mental de la société par secteurs nous fait perdre de vue les réseaux d’interdépendance qui relient les secteurs entre eux dans la production et l’implémentation d’une nouvelle technologie dans le corps social.
1°) Pour commencer, le progrès technoscientifique, loin d’être automatique, requiert tout un sous-bassement culturel: une culture scientifique, une culture entrepreneuriale, une culture de l’innovation, la valorisation de la nouveauté, l’économie de croissance, la tolérance de la société envers la transgression et la disruption, l’apparition historique de l’empirisme méthodologique, la valorisation de l’ambition et de la créativité, la promotion de la figure de l’entrepreneur, une organisation politique et sociale permettant une libération de temps, d’énergie, d’argent et de pensées pour l’innovation, une volonté de puissance nationale, une orientation futur de la société, une coopération internationale entre chercheurs, la concurrence et la compétition économique, des structures de transmission des savoirs et de formation, des politiques industrielles, le financement de la recherche, des politiques libérales non dominées par des idéologies étatiques ou religieuses, le contrôle éthique et l’encadrement juridique du progrès… Or aucune de ces choses ne va de soi ni n’est automatique. Si l’un de ces éléments non-techniques en vient à manquer dans la culture, l’innovation technologique en bout de chaîne s’en trouve altérée. Ce sont là des conquêtes historiques de l’esprit humain qui disparaitraient sitôt qu’elles ne seraient plus transmises, perpétuées par des hommes concrets et valorisées socialement.
Voir: Les conditions culturelles de l’innovation, une intervention à l’Université Catholique de Lille
2°) Deuxièmement, l’innovateur est lié indirectement à tous les autres acteurs de la société: non seulement les politiques, financiers, législateurs, enseignants formateurs, scientifiques et chercheurs, qui entrent en jeu dans le processus d’innovation lui-même, mais encore tous les acteurs secondaires qui permettent à l’innovateur d’être dégagé de nombreuses tâches pour pouvoir se consacrer à ses recherches: de l’agriculteur qui produit sa nourriture au producteur d’énergie pour son électricité et chauffage, en passant par tous les ouvriers et commerçants qui lui permettent de s’approvisionner, de se véhiculer, de s’informer, etc. L’innovateur n’est en rien une cellule isolée, il ne peut exister en tant que spécialisation qu’en interdépendance avec toutes les autres fonctions spécialisées du corps social qui doivent être assurées pour qu’il puisse en être déchargé et ainsi pouvoir se consacrer à sa tâche. L’innovation, loin d’être autonome, repose sur une organisation de la société toute entière. Ce n’est pas l’innovateur qui innove, mais c’est le corps social tout entier à travers ses cellules d’innovateurs qui se voient dédiées à cette tâche, mais qui ne peuvent le faire qu’en interdépendance avec toutes les autres cellules du corps social assurant les autres fonctions du corps. D’ailleurs, le plus souvent, l’innovation, loin d’être le fait d’un génie isolé, est le produit d’un écosystème d’innovation regroupant et mettant en interaction les acteurs de l’innovation. Or l’existence de ces territoires innovants est le fruit de certaines dynamiques politiques, financières et culturelles. Là encore donc, ce n’est pas la technique qui engendre la technique mais l’humain.
3°) Enfin, une fois l’innovation réalisée, toute une série d’autres acteurs interviennent dans le processus d’implémentation de cette innovation dans le corps social: transporteurs de marchandise, commerçants, installateurs, services après-vente, réparateurs, spécialistes marketing, médias, publicitaires… sans oublier bien sûr les consommateurs eux-mêmes, qui peuvent à tout moment mettre un terme au processus de diffusion de l’innovation bien décrit par Everett Rogers. L’adoption d’une innovation peut littéralement avorter, ne dépassant pas le stade des early adopters. Autrement dit, loin d’être automatique, l’adoption d’une innovation continue de dépendre entièrement de son utilité pour le corps social.
Le progrès technique, loin d’être le monstre froid que décrivent ses détracteurs, est en ce sens une émanation d’un corps social tout entier. Critiquer le techno-solutionnisme en matière d’écologie revient donc à critiquer l’effort de tout un corps social pour surmonter ses problématiques internes. Loin d’être automatique là encore, la transformation écologique de notre infrastructure technique requiert d’innombrables acteurs non-techniques pour réussir, et peut avorter au moindre instant si une des conditions culturelles de l’innovation ou de l’implémentation en vient à manquer. Il n’y a donc pas à opposer à ces solutions technologiques d’autres solutions non technologiques, qui seraient politiques, éthiques, poétiques, spirituelles ou citoyennes, mais il y a, plutôt, à comprendre en quoi les solutions technologiques MATÉRIALISENT nos intentions politiques, éthiques, poétiques, spirituelles et citoyennes qui, sans elles, ne seraient que de belles intentions. La rationalité serait alors cela même qui, pour employer l’expression de Marcuse dans L’Homme unidimensionnel, permettrait de « traduire les valeurs en tâches techniques – de matérialiser les valeurs« . Comprendre que la technologie internalise nos valeurs sociales et permet en ce sens de les matérialiser, c’était comprendre qu’une évolution technologique était possible en réponse à la crise écologique, et que la conscience écologique passait par la technique plutôt que par son rejet moral.
J’en viens aujourd’hui à la conclusion que la critique collapso-décroissante du techno-solutionnisme repose sur une conception parfaitement erronée de la techno-science. La technique n’engendre pas la technique, elle est le produit de la complexité humaine et le reflet de nos valeurs et de nos paradigmes mentaux. De même que progrès technologique ne va pas de soi : si les conditions culturelles de l’innovation en venaient à disparaître, il disparaitrait lui aussi ou du moins diminuerait fortement. Par conséquent les solutions technologiques en matière d’écologie n’émergent pas non plus de soi, d’un présupposé développement autonome de la technique. Leur découverte est le fruit de toute une organisation sociale, d’un effort solutionniste de toute la société, qui requiert le temps, l’énergie, le financement et la pensée de millions d’hommes, en somme une mobilisation constructive générale.
Et si, outre l’invention de ces solutions, on considère les conditions nécessaires à leur mise à l’échelle, la critique du techno-solutionnisme tombe alors complètement. Car la mise à l’échelle des solutions technologiques dépend de facteurs entièrement non-technologiques: facteurs culturels, médiatiques, politiques, juridiques, financiers, sociologiques, éthiques et spirituels. Si la société civile et la sphère politico-médiatique ne poussent pas à la mobilisation constructive, si les consommateurs n’adoptent pas massivement les produits et services issus de la transition, si les politiques et les législateurs ne jouent pas leur rôle en créant les incitations nécessaires à la compétitivité des solutions, les choses ne se feront pas, ou se feront trop lentement pour éviter l’effondrement. L’effort collectif nécessaire au déploiement de la transition écologique est colossal. Il n’a rien d’autonome mais nécessite au contraire la plus grosse levée de volontés humaines de toute l’histoire.
2. Le rationalisme peut-il survivre à la crise écologique?
En m’attaquant à la théorie de l’autonomie de la technique, j’avais ouvert une brèche dans la technophobie de l’intellectualisme franco-allemand, d’où pouvait émerger une vision positive du technosolutionnisme écologique. Mais je m’aperçus que les critiques de la technique renvoyaient toutes à une critique plus profonde encore, celle du rationalisme occidental, à l’origine-même du phénomène technique. Il ne s’agissait donc pas seulement de défendre la possibilité d’une évolution écologique de la technologie, mais d’envisager une mutation écologique de la raison elle-même.
Cette idée m’amena à une seconde découverte, plus profonde encore: celle d’une nouvelle rationalité. J’avais compris que la crise écologique puisait ses racines dans l’avènement historique d’un nouvel état de conscience qu’on appelait Rationalité. Sans rationalité pas de science, sans science pas de technologie, sans technologie pas d’exploitation de la nature, et sans exploitation de la nature pas de crise écologique. Tout dans mes recherches sur les racines causales de cette crise me conduisait à l’avènement de cette singularité occidentale qu’était le rationalisme. Quelque chose dans cet état de conscience devait être erroné et contenir en germe la dualité homme-nature qui avait engendré la crise écologique.
La rationalité m’apparaissait comme une structuration logique et analytique du mental humain rendue possible par l’apprentissage de l’auto-contrôle du vital émotionnel durant le processus de civilisation bien décrit par Norbert Elias. Cet auto-contrôle émotionnel permettait une pensée plus froide, dite objective, c’est-à-dire sans projection ni interférence du vital. L’autorité du mental sur le vital permettait une mise à distance des préférences émotionnelles dans la pensée, ce qui est l’essence-même de l’objectivité. Cet objectivisme de la conscience se traduisait par l’émergence d’une méthodologie froide dans la pensée consistant à faire parler la nature dans une expérience empirique neutre et à s’en tenir aux faits, rien qu’aux faits, quand bien mêmes ces derniers contrediraient les croyances auxquelles nous sommes attachés. Il s’en suivait une meilleure compréhension de la nature, et par suite, un meilleur maniement de ses lois à des fins utiles à l’homme. La rationalité ouvrait ainsi la possibilité d’une exploitation sans précédent de la nature, déclenchant un appétit vital de ressources et une frénésie consumériste inédite dans l’histoire, qui ne pouvaient que déboucher, à terme, sur une crise écologique. Par un dangereux mécanisme de retour du refoulé, le vital soumis à l’auto-contrôle de la raison, se voyait offrir par cette dernière des moyens de satisfaction sans précédent face auxquels aucun auto-contrôle, cette fois, ne lui était demandé. Bien au contraire, à l’ère des médias de masse et de la publicité, on poussait le consommateur à acheter toujours plus pour s’épanouir, sans considération pour la facture écologique. La raison instrumentale s’était ainsi mise au service des désirs vitaux de l’homme. Et l’ère de la raison déboucha, paradoxalement, sur une frénésie vitale sans précédent, qui prit la forme d’une pulsionnalité consumériste destructrice pour la nature. Une autre raison était-elle possible?
3. L’anti-rationalisme à l’origine de la dérive traditionaliste de l’écologie.
Dans le cadre de mes recherches sur la conquête du mental rationnel par l’humanité, j’avais découvert les critiques de la raison instrumentale développées au XXe siècle aussi bien par le courant phénoménologique que l’école de Francfort. Dans le cadre de la Théorie Critique développée par Adorno et Horkheimer, le concept de raison instrumentale fait référence à la transformation de la rationalité en un moyen purement fonctionnel de manipulation et de contrôle. Les fondateurs de cette école de pensée considèrent que la raison, qui était initialement conçue comme un moyen d’appréhender et de comprendre le monde, a été déformée pour servir des intérêts de domination et d’efficacité. Cette transformation conduit à une forme de pensée utilitaire et calculatrice qui réduit tout à des objets à manipuler en vue d’atteindre des objectifs prédéfinis.
Les penseurs du XXe siècle, constatant les dégâts civilisationnels engendrés par le règne de la raison instrumentale, à commencer par le désenchantement du monde et la perte d’âme générale dans les affaires humaines, n’avaient eu de cesse de résister à cette hégémonie du rationnel, en aménageant un espace pour l’Autre de la raison. Le Dionysiaque chez Nietzsche, l’élan vital chez Bergson, la pensée méditante chez Heidegger, le corps vécu chez Merleau-Ponty, l’immanence absolue chez Michel Henry, l’Autre chez Levinas, ou encore la folie chez Foucault, étaient autant de tentatives de retrouver une connexion à quelque chose en l’homme d’irréductible à la rationalité instrumentale. Toutefois, ces réflexions conduisaient toutes à un certain dualisme (Apollon/Dionysos, espace/durée, pensée calculante/pensée méditante, monde visible/corps vécu, transcendance/immanence, Même/Autre, Raison/Folie…). Elles dévalorisaient l’un au profit de l’autre, qui se voyait attribuer toute la sagesse et tous les espoirs alternatifs. Comme si la raison n’avait en elle-même pas un pouvoir de vie et d’enchantement, comme si elle n’avait jamais rien apporté d’autre qu’aliénation, déshumanisation et appauvrissement des consciences… Nous avions là les racines de ce qui deviendrait par la suite la pensée collapso-décroissante: sa technophobie, son anti-progressisme, sa polarisation antimoderne, son désir d’un retour à la poésie, à la méditation, à la nature…
Enfermés dans cette polarisation dichotomique, on en venait à oublier une autre possibilité: la possibilité que la rationalité fût elle-même encore empreinte d’une irrationalité impensée et qu’il existât une autre rationalité, plus rationnelle, plus sage, plus évoluée, moins dominatrice, moins réifiante et plus harmonieuse avec la nature… En somme, ce n’était peut-être pas tant à l’Autre de la raison de venir équilibrer les excès du rationalisme occidental, mais c’était bien plutôt à la raison elle-même d’évoluer vers un nouveau stade, plus équilibré et mature, de son développement. Seule l’école de Francfort, et notamment Marcuse, semblait envisager cette hypothèse. C’est dans la continuité de ces travaux que j’en vins, moi-même, à creuser cette piste.
4. Une autre rationalité possible: la raison systémique
La notion d’externalité négative, rencontrée un jour dans une revue de développement durable, attira mon attention sur le fait que nos calculs rationnels instrumentaux possédaient un impensé métaphysique : le positionnement du sujet calculant en dehors du système. Un sujet se considérant comme immanent au champ n’aurait pas eu la même manière de calculer qu’un sujet se croyant extérieur et indépendant. Il aurait notamment pris en compte les fameuses externalités, étant donné qu’il ne se serait point conçu comme externe au système. Il aurait par conséquent perçu les conséquences négatives qu’auraient eu tôt ou tard ces fameuses externalités sur sa vie par le jeu complexe des interdépendances. N’est-ce pas, comme nous l’enseigne le chef Seattle, « l’homme n’a pas tissé la toile de la vie, il n’est qu’un fil de cette toile. Et quoi qu’il fasse à la toile, il le fait à lui-même ».
Un homo ecologicus percevrait constamment les réseaux d’interdépendance qui relient les différents éléments de la nature, inertes et vivants, car il aurait lui-même réalisé sa propre interdépendance fondamentale avec tous ces éléments en se concevant parmi eux. Lorsqu’on se conçoit comme séparé et indépendant du monde, on a tendance à voir toute chose comme séparée et indépendante des autres. Ainsi la conscience que l’homme avait de lui-même et de sa relation aux autres êtres impactait la conscience qu’il avait de la relation des autres êtres entre eux. Son inconscience des interdépendances, reflet de son positionnement métaphysique et de son mental séparateur, ne pouvait que déboucher tôt ou tard sur une destruction des équilibres interdépendantiels. Un autre positionnement métaphysique et un mental plus complexe eurent donné de tout autres calculs…
J’apercevais ainsi la possibilité d’une autre rationalité. Mais il me restait encore à lui trouver un nom. À l’époque, je ne disposais pas encore du concept de « systémique« , qui s’est imposé depuis à l’avant-garde… Un autre mot était venu à moi: je parlais d’une « rationalité immanente« , par opposition à la rationalité instrumentale, qui s’enracinait dans une posture transcendante de l’homme, ce dernier se concevant comme un sujet séparé, supérieur et extérieur à son objet, la nature. La rationalité immanente replaçait l’homme à l’intérieur du système observé. Le sujet observateur faisait lui-même partie de l’objet, et l’objet était lui-même empreint de subjectivité. L’homme n’est en effet pas le propriétaire exclusif de la conscience, mais différents degrés de conscience et de subjectivité existent parmi les étants. La science post-matérialiste et la métaphysique indienne qui nourrissait les pères fondateurs de la physique quantique n’ont eu de cesse de le dire: la Conscience est l’être-même contenant et traversant tous les étants, dont l’homme. Elle n’est point le contenu de sa tête mais le contenant de la totalité. La conscience n’est pas en nous mais nous sommes dans une vaste conscience qui joue à se manifester dans la forme.
« Je considère la matière comme dérivée de la conscience. Nous ne pouvons pas passer derrière la conscience. Tout ce dont nous parlons, tout ce que nous considérons comme existant, postule la conscience. » Max Planck
« Pour moi qui ai consacré toute ma vie à la science la plus rigoureuse, l’étude de la matière, voilà tout ce que je puis vous dire des résultats de mes recherches : il n’existe pas, à proprement parler, de matière ! Toute matière tire son origine et n’existe qu’en vertu d’une force qui fait vibrer les particules de l’atome et tient ce minuscule système solaire qu’est l’atome en un seul morceau […] Nous devons supposer, derrière cette force, l’existence d’un Esprit conscient et intelligent. Cet Esprit est la matrice de toute matière. » Max Planck
J’ajoute que cette vaste Conscience se manifeste graduellement dans la forme à travers les différents niveaux de complexité accumulés par l’holarchie de l’évolution. En outre, la conscience mentale réflexive de l’homme n’est sans doute pas l’alpha et l’omega de la conscience dans la forme. Non seulement l’animal est beaucoup plus conscient que l’homme ne veut bien l’admettre, mais l’homme est encore lui-même beaucoup plus inconscient qu’il ne veut bien le reconnaître. Il a encore une grande marge d’évolution en tant qu’espèce et pourrait, un jour, être à son tour dépassé par une espèce à la conscience plus évoluée.
La dualité sujet/objet, fondatrice de la rationalité instrumentale, semblait donc devoir laisser place à une pensée plus complexe et dynamique. Il me fallut encore quelques années de plus pour pouvoir formuler l’idée majeure que je cherchais alors confusément: le passage historique d’une rationalité instrumentale à une rationalité systémique, elle-même préalable à une spiritualisation du mental, qui représenterait l’étape ultime de la transition intérieure… La rationalité instrumentale opérait selon une structure basique moyen-fin, oubliant l’interdépendance du sujet et du dit moyen. La rationalité systémique, elle, opérait d’emblée dans une axiomatique d’interdépendance, et incluait les externalités, négatives comme positives, dans les paramètres de son calcul, pour préserver l’équilibre général du système pour tous les sujets. Dans cette perspective, l’écologie m’apparût comme une éco-logique, c’est-à-dire un nouveau logos, une éco-rationalité, où « éco » désignait le caractère systémique de la pensée.
J’avais 24 ans à l’époque, et l’expression de ces réflexions était encore tâtonnante. Mon intuition était claire, mais je n’avais pas encore tous les mots pour la formuler clairement. Je me souviens qu’un professeur présent lors de la soutenance de ce mémoire, Pierre-Henri Tavoillot, m’avait dit : « mais enfin, où voulez-vous en venir? ». Jean-Michel Besnier quant à lui trouvait tout cela « quelque peu rhétorique« . Je n’étais pas parvenu à leur faire comprendre l’enjeu d’une telle réflexion. La voie qui sépare au départ la trajectoire régressive de la trajectoire évolutionnaire peut sembler se jouer sur des subtilités conceptuelles, il n’en reste pas moins qu’elle sépare deux destinées radicalement différentes pour l’humanité: la régression traditionnelle suivie d’effondrement d’un côté et, de l’autre, l’évolution postmoderne qui conduit, après une traversée du désert jonchée de lourdes pertes, à un nouveau stade de l’Histoire humaine.
5. De la raison systémique au solutionnisme systémique: fondation d’une écologie transclusive évolutionnaire.
J’en viens enfin aux enjeux actuels d’une telle réflexion. La logique dualiste consistant à opposer à la raison un Autre de la raison déboucha, quelques décennies plus tard, sur l’ascension culturelle de la décroissance en créant les conditions d’une polarisation dichotomique antimoderne, anti-capitaliste, anti-progressiste, anti-solutionniste, anti-développementiste et technophobe. Ainsi peut-on lire sous la plume d’un Pierre Rabhi, représentant populaire de l’écologie décroissante en France, des formules comme:
« Avec l’affirmation de la raison, nous sommes parvenus au règne de la rationalité des prétendues Lumières, qui ont instauré un nouvel obscurantisme, un obscurantisme moderne »
« Les Lumières, c’est l’évacuation de tout le passé, considéré comme obscurantiste. L’insurrection des consciences à laquelle j’invite, c’est contre ce paradigme global. »
« J’avais 20 ans quand j’ai réalisé que la modernité n’était qu’une vaste imposture. » Pierre Rabhi
Cette polarisation antimoderne et anti-rationaliste héritée des critiques de la raison et du traditionalisme guénonien ouvrait la voie à une écologie régressive traditionaliste. Jetant le bébé de la modernité avec l’eau du bain par manque de nuance, cette pensée binaire privait l’écologie de toute efficacité technoscientifique pour verser uniquement dans les solutions naturelles et politico-religieuses, c’est-à-dire traditionnelles, pour finalement sombrer en ses dernières heures, faute d’efficacité, dans l’effondrisme anti-solutionniste.
Pour éviter ce piège régressif et sauver la possibilité d’une issue évolutive à cette crise, il fallait opposer à cette pensée binaire jouant la Raison contre son Autre, une pensée ternaire plus nuancée, mettant en perspective l’évolution de l’humanité de l’ère pré-rationnelle-religieuse à l’ère rationnelle instrumentale, jusqu’à l’ère post-instrumentale ou systémique-spirituelle, qui correspond au niveau jaune-turquoise de la Spirale Dynamique. Ce schème ternaire permet en effet la sauvegarde du mécanisme transclusif propre à toute évolution de structure holarchique, car l’apport de la rationalité instrumentale, plutôt que d’être purement et simplement rejeté, de sorte que l’on retombe ensuite automatiquement sur une écologie pré-moderne, aurait été « transcendé et inclus » dans la rationalité systémique et la spiritualité véritablement postmoderne. L’idée évolutionnaire d’une évolution de la rationalité instrumentale vers la rationalité systémique débouche sur l’exploitation de la puissance solutionniste de la rationalité systémique en matière d’écologie. La logique dualiste, née des critiques de la Raison et continuée aujourd’hui par la pensée collapso-décroissante, aboutit à une écologie oppositionnelle traditionaliste, tandis que la logique évolutionnaire consistant à dépasser la rationalité instrumentale vers la rationalité systémique, en permettant la conservation de l’apport du rationnel, débouche sur une écologie constructive évolutionnaire, seule capable de concevoir et d’organiser rationnellement la nécessaire transition systémique sous sa forme transclusive. De par son caractère systémique ce mode de conscience est le seul à même d’appréhender le caractère systémique de cette crise dans toute sa complexité et de concevoir une solution de nature elle-même systémique.
Sans ce caractère systémique, la raison ne pourrait que concevoir des solutions sectorielles inefficaces. Typiquement, la raison instrumentale proposerait des solutions de géo-ingénierie chimique sans maîtriser la chaine de conséquences systémiques d’une telle entreprise, comme c’est le cas dans les projets d’émission d’aérosols soufrés dans la stratosphère ou d’injection de chaux dans les océans. La raison systémique, elle, permet de concevoir des cercles solutionnistes vertueux, tels que le couplage de la capture et de la valorisation du carbone, l’agriculture régénérative, l’Internet de l’énergie renouvelable via des smartgrids transnationaux extrêmement résilients, ou des concepts systémiques tels que l’économie circulaire, l’économie bleue, l’économie de la fonctionnalité… L’apparition-même de raisonnements circulaires dans l’éco-conception des produits témoigne de l’émergence d’une conscience unitaire. La raison instrumentale, née du mental séparateur, fonctionnait par découpage du réel et analyse séparée des découpes, produisant des logiques sectorielles cloisonnées opérant selon leur propre logique coupée du tout… La logique financière finissait par contaminer la logique économique, la logique économique finissait par entrer en contradiction avec l’humain, et l’humain lui-même finissait par entrer en conflit avec la biosphère… La crise écologique qui en découlait était, fondamentalement, une crise de l’Unité. Les sphères de réalité cloisonnées entrant en contradiction les unes avec les autres avaient produit un déséquilibre intra-planétaire suffisant à nous faire passer de températures de vie à des températures de mort. La logique du mental séparateur couplée aux buts vitaux de l’ego humain produisaient une contradiction entre différentes couches de l’holarchie de l’évolution: la noosphère entrait en conflit avec la biosphère et la géosphère dans lesquelles elle était pourtant encastrée. L’homme sciait la branche sur laquelle il était assis.
La raison systémique quant à elle, vient réharmoniser l’ensemble holarchique. Elle procède d’une conscience plus unitaire – conscience de l’Unité fondamentale, conscience de la Totalité holarchique, conscience de l’Interdépendance des parties et de l’Immanence de l’homme. Cette conscience favorise une appréhension holistique du monde, qui réintègre dans le calcul instrumental les paramètres du champ unitaire holarchique. La raison systémique peut ainsi produire des ensembles solutionnistes cohérents, là où la voie dichotomique de l’Autre de la raison n’aboutissait qu’à une opposition morale de l’écologie à l’économie avec, au mieux, la décroissance, c’est-à-dire le sacrifice de l’un au profit de l’autre, comme seul horizon de réconciliation.
En somme, ni la raison instrumentale, ni l’Autre de la raison ne parviennent à penser des solutions réellement efficaces. Seule une solution systémique peut répondre efficacement à une crise systémique, et pour élaborer une telle solution, il fallait un mental systémique.
Conclusion: Désamorcer le piège régressif
On l’aura compris, le tournant collapso-décroissant qui s’est imposé dans la pensée écologiste ces dernières années n’est pas tombé du ciel. Il est préparé par un siècle de critiques de la modernité, de la technique et de la Raison. Cette Critique a créé les conditions d’une polarisation antimoderne et façonné les structures binaires de la pensée actuelle. De sorte que si l’on veut surmonter l’impasse de l’écologie actuelle, cette écologie qui glisse de la décroissance choisie à la décroissance subie pour finalement verser dans l’effondrisme fataliste et anti-solutionniste, il faut remonter à la racine, défaire les structures binaires qui se sont imposées depuis un siècle dans la pensée et les remplacer par des structures évolutionnaires. Cela implique de favoriser le chemin de l’autre raison, la raison systémique, plutôt que celui de l’Autre de la Raison, qui ne mène nulle part sinon au désastre. On ne résout pas un problème avec le niveau de conscience qui l’a créé, mais on ne le résout pas non plus avec celui qui l’a précédé. Nous aurons besoin de nos connaissances les plus avancées, de nos technologies les plus futuristes, de nos consciences les plus évoluées, dotées d’une intelligence systémique la plus avancée, pour pouvoir résoudre la crise écologique.
Le concept de rationalité systémique permet de conserver l’apport de la modernité rationaliste dans son dépassement postmoderne, là où les critiques de la raison dessinaient une ligne antimoderne qui devait inexorablement déboucher sur une écologie traditionaliste dans les faits. Si cette ligne écologiste parvenait à s’imposer, elle saperait les conditions culturelles de l’innovation écologique et priverait l’écologie de toute réelle efficacité en matière de solutions.
Au contraire nous devons affirmer que les solutions technologiques ont toute leur place au sein de la transition systémique du XXIe siècle. Loin d’être un évitement de la vraie réflexion sur nos valeurs, nos comportements, notre vision du monde et notre rapport à la nature, elles matérialisent et internalisent de nouvelles valeurs, de nouveaux comportements, une nouvelle vision du monde et un nouveau rapport à la nature.
Il y a, au fond, deux erreurs en matière de transition écologique: tout faire reposer sur les solutions technologiques, et ne rien faire reposer sur les solutions technologiques. Trop souvent, on tombe dans l’une en voulant éviter l’autre, quand il s’agit au fond de trouver le juste équilibre. Le Courant Constructif a longtemps été taxé de technosolutionniste par les anti-technosolutionnistes, alors qu’il propose fondamentalement une méta-solution systémique, qui comprend des solutions aussi bien techniques qu’économiques, fiscales, juridiques, sociétales, philosophiques, spirituelles, éducationnelles ou culturelles. Nous savons que pour produire un changement réel et profond la transition devra être aussi bien individuelle que collective, tant extérieure qu’intérieure. Mais plutôt que de jouer une polarité contre l’autre, dans un affrontement binaire basé sur nos préférences subjectives, nous intégrons tous ces aspects dans un équilibre systémique. C’est là toute la force de la pensée systémique et sa supériorité sur la pensée binaire que d’être en mesure d’intégrer et d’interconnecter tous les paramètres de la complexité en un seul modèle concrètement applicable. Tel était donc l’enjeu de ce mémoire: désamorcer la bombe régressive d’un antithétisme binaire inefficace, pour ouvrir la voie d’une écologie évolutionnaire intégrative qui nous ferait sortir par le haut de cette crise évolutive. Il me fallut toutefois 10 ans de recherches de plus pour être en mesure de l’expliciter en ces termes.
Très intéressant, et avant-gardiste.