Malthus avait-il finalement raison ? Parce que si nous sommes parvenus à répondre aux besoins de la population, qui s’est multipliée par dix depuis son célèbre propos décliniste constatant que la démographie augmentait exponentiellement au carré de la ressource. Pour l’assumer nous avons exploité le capital Terre jusqu’à le sacrifier. Nous avons vécu à crédit et maintenant il faut rembourser.
Malthus a eu tort parce que nous avons réussi à le démentir, la population s’est multipliée et nous avons augmenté la ressource au fur et à mesure. Nous savons aujourd’hui que ce n’était pas pleinement le cas au vu de la facture assez terrible que nous nous apprêtons à payer. Nous allons au-devant de plusieurs décennies, probablement plus de 30 ans, horribles, où des centaines de millions de gens victimes du réchauffement climatique devront abandonner leur lieu de vie, là où, parfois, avant eux-mêmes, leurs ancêtres sur des milliers de générations ont vécu. Ils vont devoir soit abandonner leur culture, soit se confronter aux nationalismes. La bêtise et la méchanceté vont régner, appelant à couler les bateaux de migrants, à refouler les intrus sans papiers, la jalousie du repli sur soi régnera, engendrant la violence, des famines, des troubles sociaux, amplifiés par les cataclysmes climatiques, sources de pénuries, de souffrance et de destructions. Nous avons une dette envers la nature au-dessus de laquelle nous nous sommes placés de toute notre arrogance, exploitant nos capacités à notre prospérité exclusive, sans réfléchir à sa protection, rognant le fabuleux capital sur lequel nous étions assis.
Il y a par conséquent une partie du bilan qui n’est pas prise en considération, le PIB n’ayant historiquement mesuré que le volume de production, de tout et n’importe quoi, sans jamais le pondérer des conséquences de cette production effrénée. A décharge, ceux qui ont mis en place le modèle économique du 20e siècle et son outil de mesure n’étaient en rien confrontés à de quelconques limites. Pas d’épuisement de la ressource en vue, il n’était nullement question de réchauffement. Ils ont réagi aux problématiques du moment qui n’étaient pas moins considérables. Deux guerres mondiales, la crise de 29, une population largement fruste avec un pouvoir d’achat proche de zéro dont il fallait élever le niveau de vie. Ils ont fait ce qu’il fallait pour répondre à ces critères qui ont bien dû leur sembler indépassables à un moment donné avant de trouver la quadrature du cercle et de décider de ce modèle de production industrielle consumériste. Qui a parfaitement fonctionné. La formidable croissance du 20e siècle n’est pas un échec, c’est une réussite brillante. Mais elle a un prix, dont la fraction de l’humanité qui a eu la chance de bénéficier de cet incroyable développement est responsable et qui sera à la charge de l’ensemble de la population de la planète. C’est dans l’ordre des choses, il faut toujours un grand nombre pour qu’un petit nombre bénéficie des retombées. A chaque génération correspond son étape de développement civilisationnel et c’est un plus grand nombre qui participe et le petit nombre qui profite des retombées est toujours plus grand. Jusqu’au jour où tout le monde bénéficiera enfin des efforts collectifs.
Aussi, tout est une question de temporalité, parce qu’après la tempête que représente cette période de quelques décennies, le temps de nous adapter en entrant dans la nouvelle civilisation où l’humanité est devenue capable de se soustraire à la contrainte de la ressource, viendra le beau temps. Si on considère cette période pour ce qu’elle sera à échelle géologique, anecdotique, alors Malthus aura eu tort, parce que, finalement, les courbes de la population et de la ressource se seront croisées, mais nous aurons franchi le point. Si nous la considérons à échelle humaine, alors il avait raison, nous avons bel et bien réussi à multiplier la ressource au carré, comme la démographie, mais à crédit et la facture est conséquente. Quelques décennies, ce n’est rien à l’échelle de l’Histoire, un instant fugace, mais à échelle humaine, c’est quasiment une vie d’adulte. Ceci implique que nos jeunes vivront l’essentiel de leur vie dans la force de l’âge dans une période troublée, ce qui est évidemment propice au fatalisme. Néanmoins ils auront en compensation la formidable connaissance apportée par l’extraordinaire croissance du 20e siècle, unique dans l’Histoire. Tout comme nos prédécesseurs qui ont mis en place le modèle du 20e siècle ont profité de l’accélération de la connaissance du siècle précédent, dit des Lumières, qui lui aussi fut pour le moins une période troublée. Toute cette intelligence n’est pas arrivée sans mal.
Cette connaissance leur apportera une espérance de vie très longue, en bonne santé, une vie largement soulagée des handicaps et des maladies atroces qui ont émaillé les siècles jusqu’à aujourd’hui où le cancer, l’obésité, le diabète, le Parkinson, l’Alzheimer, font encore de véritables ravages, mais de moins en moins avec une accélération constante des découvertes. La connaissance leur apportera également la capacité de répondre à leurs besoins en se soustrayant aux contraintes des limites planétaires. Ils vivront l’humanité prospère qui s’envole vers les étoiles, évoluant vers un nouveau modèle économique. Lorsqu’ils fêteront Noël 2100 avec leurs arrière-petits-enfants, ils seront des arrière-grands-parents en pleine forme dans un monde dépollué, où le paysage aura changé, mais le réchauffement climatique inversé, l’environnement restauré, la biodiversité considérablement rétablie, tant la prospective nous montre à quel point les possibilités se multiplient de changer les choses alors que l’accélération exponentielle de la connaissance n’en n’est qu’à ses balbutiements. Ce que nous avons atteint, nous l’avons fait avec un QI moyen de 100. La collectivisation de l’intelligence grâce à l’IA nous promet un QI virtuellement illimité et donc de nouvelles possibilités qui ne sont tout simplement pas concevables au génie humain actuel déjà immense mais infime en regard de celui qui arrive.
Bien sûr, il y aura toujours des esprits chagrins négatifs pour affirmer que tout ceci n’est que spéculatif. Comme si l’Histoire nous montrait que l’Humanité n’a jamais connu de problème et ne les a pas résolus. Alors qu’en vérité son Histoire n’est qu’une suite de dépassements d’horizons indépassables. Des évolutions qui pour nous sont triviales et normales aujourd’hui, mais qui, à l’époque, étaient impossibles pour ceux qui s’apprêtaient les vivre. Le vrai fond du problème c’est que la population aime se faire peur, faute à un instinct reptilien de conservation maintenant tout esprit en état de vigilance et considérant à priori tout changement comme hostile, par sécurité, avant de réfléchir puis comprendre. Toute personne qui tient un propos décliniste, convaincue que la seule voie sera de régresser, d’accepter notre sort, est perçue comme éclairée et ceux qui la suivent comme des éveillés. De voir le mal est rassurant, parce qu’on se dit qu’on est objectif et alors on va se préparer à l’affronter. Alors que tout individu réellement conscient des choses, informé, qui observe ce qui se fait, ce qui se passe, et possède ainsi la connaissance du changement en cours, au lieu de se focaliser sur ce qui ne se fait pas et qu’il estime devoir se faire, qui tient des propos constructifs, est perçu comme un idéaliste, un optimiste, un illusionniste ou pire, un aveugle borné. Qualifié de quolibets : « victime des merdias », « suppôt du capitalisme », « boomer », « obscurantiste aveuglé par BFMTV qui veut notre fin à tous », ou même un climatosceptique ou un dénialiste ignorant.
« Au moins depuis l’époque des prophètes hébraïques, qui ont mêlé à leur critique sociale des présages de catastrophes à venir, le pessimisme est devenu synonyme de rigueur morale. Les journalistes croient qu’en accentuant les aspects négatifs, ils s’acquittent de leur devoir de chiens de garde, de déterreurs de scandales, de lanceurs d’alerte, de briseurs de nos confortables certitudes. Et les intellectuels savent qu’ils peuvent installer instantanément une atmosphère solennelle en pointant du doigt un problème non résolu et en proclamant qu’il s’agit du symptôme d’une société malade. L’inverse est vrai également. Le journaliste financier Morgan Housel a observé que les pessimistes nous donnent l’impression de vouloir nous aider, tandis qu’à entendre les optimistes, on a plutôt le sentiment qu’ils veulent nous vendre quelque chose. Chaque fois que quelqu’un propose une solution à un problème, les critiques s’empressent de souligner qu’il ne s’agit pas d’une panacée, d’une solution miracle ou universelle, mais d’un simple pansement ou rafistolage technologique qui ne traite pas le mal à la racine et qui nous retombera dessus sous la forme d’effets secondaires et de conséquences imprévues. Bien sûr, comme rien n’est une panacée et que tout ce qu’on entreprend a forcément des effets secondaires (il est impossible de ne faire qu’une seule chose), cette rhétorique courante ne recouvre guère autre chose que le refus d’envisager la possibilité d’améliorer quoi que ce soit.
Le pessimisme au sein de l’intelligentsia peut aussi correspondre à une forme de surenchère. Une société moderne est une sorte de championnat mettant aux prises les élites politiques, industrielles, financières, technologiques, militaires et intellectuelles, qui luttent pour s’assurer un maximum de prestige et d’influence, et jouent des rôles différents dans son bon fonctionnement. Se plaindre de la société moderne peut être une façon détournée de rabaisser ses rivaux – c’est-à-dire de permettre aux universitaires de se sentir supérieurs aux hommes d’affaires, aux hommes d’affaires de se sentir supérieurs à la classe politique, et ainsi de suite. »
Steven Pinker, Le triomphe des Lumières
Tout au long des décennies de crise que nous allons vivre, au moindre aléa, le moindre événement un peu conséquent, nous verrons les effondristes, collapsos/déclinistes/décroissants s’engouffrer dans la brèche, y voyant là une « preuve ». Ils nous gratifieront de : « vous voyez, on avait raison », « on vous l’avait bien dit », « on vous avait prévenus mais le Kapital… ». Des propos qui trouveront leur public, « oui, ils avaient raison », la société confondant crise et effondrement, la déstabilisant, induisant même une certaine fraction de catastrophes auto-réalisatrices convaincantes. Tout ceci suscitera une certaine opposition à la résolution des problèmes, aggravant momentanément la situation qui s’auto-entretiendra… Ce ne sera néanmoins qu’une crise, majeure, probablement la plus drastique de l’Histoire de l’Humanité en raison de la conjonction d’éléments mortifères, mais pas un effondrement et le génie humain en arrivera à bout, comme il est arrivé à bout de crises dans son passé qui lui ont semblé insurmontables. Cette situation perdurera jusqu’à ce que les actions mises en place deviennent suffisamment évidentes pour que renaisse l’espoir, calmant les ardeurs, qui devront trouver autre chose pour purger les rancœurs. Une situation à laquelle jamais dans l’Histoire l’Humanité n’a été autant dotée de possibilités pour y répondre, dont il ne s’agit que de les mettre en œuvre une fois que celles à l’origine du problème seront enfin définitivement échues une fois les résistances au changement passées.
Les périodes de crise sont propices au populisme, et on le voit proliférer sur la planète, avec toutes ses conséquences. Le populisme c’est tenir un propos semblant aller dans le sens de la population, sans égard pour sa teneur qualitative et plus il est simpliste et démago et plus il est accessible et donc acceptable par une fraction massive de la population, amenant le succès populaire plus ou moins bien intentionné. En réalité, les arguties sur les futurs manques de ressource ou d’énergie niant par habitude et par principe la possibilité même de la transition et justifiant à l’occasion, dans les pires des cas, des propos aux relents inhumains, ne reposent que sur les limites du modèle du 20e siècle qu’elles projettent de façon linéaire sur le modèle du 21e siècle comme si les choses étaient immuables. Les possibilités sont bel et bien là, il faut juste accepter de les voir, aussi bien l’énergie que la matière, non seulement nous n’en manquerons jamais, mais nous en aurons exponentiellement de plus en plus. Désormais, la ressource ne dépend plus de la capacité de la Terre, mais de la connaissance. Au 20e siècle nous étions confrontés aux limites planétaires, ces limites planétaires désormais dépassées dont les décroissants se gargarisent, s’acharnent pour que nous fassions moins, que nous consommions moins, pour en revenir dans les limites. Alors qu’en réalité elles ne sont dépassées qu’en raison du modèle économique du 20e siècle et son accélération frénétique ces dernières décennies. Mettre fin à la frénésie suffira à y revenir. Et demain les limites planétaires seront là où nous les fixerons. Désormais c’est l’humain qui les détermine en fonction des moyens qu’il se donne. C’est une question de volonté et de détermination, par l’organisation sociétale et le comportement social, aidés par la technologie. La Connaissance forme un tout, fait de science, de spiritualité, de technologie, de nature. Un tout qui amènera la régénération de l’environnement et des limites planétaires poussées plus loin dans l’espace.
A titre d’exemples, le fer, l’alu et le cuivre figurent souvent en tête de liste des matériaux qui vont se raréfier. Mais le fer et l’alu pourront être remplacés très avantageusement par la fibre de carbone à base de CO2, autrement dit, en dépolluant l’environnement nous produirons de quoi accélérer sa décarbonation. Or la production d’acier et d’aluminium est très énergivore, de la remplacer libère de l’énergie qui sera simplement redirigée. Quant au cuivre, on pourra le remplacer aussi bien par des conducteurs en carbone, également produits à base de CO2 que par de l’alu reformé lui-même remplacé par de la fibre de carbone, ce qui va en libérer des quantités. La pensée doit être systémique pour comprendre et accepter. Ce n’est pas que l’on ajoute une technologie ici et une technique là pour compenser une problématique, il s’agit de se réorganiser pour que les besoins changent. L’Echelle de Kardashev nous apprend que cela induit certes une hausse de la consommation d’énergie, mais de plus en plus propre, de plus en plus optimale et de plus en plus abondante. Ce n’est pas que plus l’Humanité consomme d’énergie et plus il y a besoin d’efforts et de ressource pour en obtenir, mais le contraire : plus l’Humanité consomme d’énergie et plus elle en obtient, ainsi que de la ressource. Il y a un siècle, produire quelques MWh pour alimenter un quartier relevait de la haute technologie. Aujourd’hui, de produire des GWh pour alimenter toute une région est trivial. Imaginez, vous êtes en 1850, au milieu d’un champ, au pied d’un derrick, vous vous appelez Drake. Votre production de pétrole est excellente, vous parvenez chaque jour à extraire plusieurs barils, des dizaines par mois. Et là arrive quelqu’un qui vous dit : « dans un siècle nous en consommerons 100 millions de barils par jour ». Quelque chose qui vous semblerait bien utopique.
Voici pourquoi, la ressource, ce qui inclut l’énergie, nous n’allons jamais en manquer, non seulement nous n’en manquerons jamais, mais nous en aurons exponentiellement de plus en plus. Mais, bien évidemment, ce ne sera pas la ressource consommée par le modèle et les technologies du 20e siècle qui induit aujourd’hui les pénuries que nous connaissons mais ne présagent en rien l’avenir. La société finira par changer, apprenant à gérer l’eau, à produire de l’énergie propre, à remplacer les matériaux rares, à cultiver et produire sans ravager l’environnement, mettant en place les nouvelles possibilités qui, pour la plupart, existent déjà, ce n’est pas qu’il faut encore les chercher, il faut juste les réaliser. Le monde tel que nous le connaissons aura alors cessé d’exister dans 30 ans, tandis que les brumes de la crise commenceront à s’éclaircir, sur une nouvelle industrie, une humanité plus en symbiose avec son environnement, un espoir plus rassurant, éteignant progressivement les résistances. S’il y a une chose dont l’humanité ne manque pas, c’est de courage et de détermination, ce qui lui a permis de passer un certain nombre d’épisodes au cours de son Histoire, dont certains ont tout bonnement éradiqué la moitié de la population, engendrant la peur et le désespoir, mais jamais l’abandon et nous sommes là aujourd’hui, malgré tout.